Fév
19
2012
Introduction aux problématiques de la gestion des couleurs
Hier, je relisais la review du NEX-7 par dpreview, qui est ce qui se fait de mieux et de plus complet actuellement (malgré certaines faiblesses de leur protocole que j'ai évoquées dans un article il y a trois mois). Pas moins de 29 pages de présentation et de test de l'appareil, observé et évalué sous toutes ses coutures.
Toutes ? En fait non, il en manque une qu'il semble être d'usage de passer sous silence. Plusieurs pages sur la gestion du bruit numérique, mais aucune sur la colorimétrie de l'appareil. Soit dpreview considère ce sujet comme secondaire, ce dont je doute, soit il estime que c'est trop technique et pas assez accessible pour les lecteurs. Dans tous les cas, c'est un manque qui me semble regrettable, car pourquoi se battre pour obtenir une image à hauts ISO sans bruit apparent si à côté de cela les couleurs ne sont pas satisfaisantes ? Vaut-il mieux en effet avoir pu capter puis restituer le beau dégradé d'un coucher de soleil ou parvenir à produire une image propre à 3200 ISO, mais aux couleurs fausses ?
Bien évidemment, c'est une image propre aux couleurs justes qu'il faut chercher à obtenir, mais la guerre contre le bruit, largement gagnée avec les boîtiers récents, a eu tendance à faire oublier que d'autres caractéristiques de l'image sont au moins aussi importantes.
Cet article est une introduction aux problématiques de la gestion des couleurs. Il a été précédé par un sujet sur la gestion des couleurs dans les navigateurs Internet, et sera suivi par plusieurs autres dans les semaines à venir, sous des formes très diverses.
De la capture à l'image bitmap
De la capture du signal lumineux à l'image finalisée sur son support de destination, les couleurs de la scène photographiée sont en danger permanent. Elles subissent une première altération lors de leur enregistrement par l'appareil photo, la gamme de nuances que celui-ci peut capturer n'étant pas illimitée. Cependant, elle est souvent plus étendue que celle des autres périphériques.
Au moment du dématriçage, qui transforme les données brutes en image de type bitmap, un profil de couleur est appliqué à l'image, qui est ensuite enregistrée dans un autre espace (le plus souvent Adobe RGB ou sRGB). Cette double opération est faite par le boîtier si vous shootez en Jpeg, ou par votre logiciel si vous avez choisi le format Raw. De cette phase décisive, les couleurs ne peuvent sortir indemnes, car ce traitement de la colorimétrie relève pour partie de l'interprétation.
De nombreux photographes croient encore que le Jpeg produit par le boîtier est la "vérité", et que s'en écarter relève de la "retouche" (dans son acception honteuse). En réalité, aucun appareil photo, aucun logiciel ne peuvent prétendre produire un rendu proche de la "vérité". Chaque marque, chaque logiciel ont leurs personnalités qui plaisent à certains, moins à d'autres. Les Jpeg claquants produits par la plupart des appareils (surtout ceux destinés aux amateurs) sont construits pour séduire le photographe, pas pour restituer la réalité. L'herbe y est toujours plus verte et le ciel plus bleu que dans le réel, car c'est cela qui déclenchera un "Wouuuaaahhh".
Du côté des logiciels de développement, c'est mieux : les rendus par défaut sont beaucoup plus neutres, et sont parfois issus d'une caractérisation précise de l'appareil. C'est notamment pour cette raison que les débutants trouvent souvent que le Raw est fade à côté du Jpeg. Pour autant, les rendus des logiciels ne sont pas exempts de défauts, comme je le montrerai dans de prochains articles sur la colorimétrie des boîtiers Alpha. Pour lancer son flux de production sur de bonnes bases, la meilleure solution est de calibrer son appareil, ce qui n'est ni difficile, ni trop coûteux. Dans le cas d'un enregistrement en Raw c'est le couple appareil/logiciel de développement qu'il faut calibrer. De cela aussi, je parlerai prochainement.
Comprenons-nous bien : il ne s'agit bien évidemment pas de limiter la créativité du photographe, mais de faire en sorte qu'elle s'exprime sur une base initiale aussi juste que possible. Libre à lui ensuite de faire du matériau capturé ce qu'il voudra. S'il veut corriger son coucher de soleil pour le faire correspondre à ce qu'il a perçu, il le fera à partir de couleurs optimales (du moins celles que l'appareil aura été capable d'enregistrer).
La visualisation sur écran
Une chose est de capturer le signal, de le façonner selon ses goûts et de l'enregistrer dans un fichier bitmap. Une autre est de l'afficher correctement afin que les traitements se fassent sur la base d'une visualisation conforme à la réalité des couleurs de l'image (mais aussi de sa luminosité, de son contraste, etc.). À l'heure où plus de 60% des ordinateurs vendus sont des modèles portables, autant dire qu'on est loin du compte. Je ne connais pas de statistiques sur le pourcentage d'écrans calibrés chez les photographes, mais il ne doit pas être bien élevé. Si on ne conserve que ceux disposant d'un écran à gamut large, on aboutit sans doute une infime minorité...
Il faut savoir qu'à l'exception de quelques modèles haut de gamme spécifiquement conçus pour cela, le gamut d'un écran de portable est souvent très inférieur au sRGB, ce qui est insuffisant pour espérer réaliser un traitement d'images ambitieux. De plus, les angles de vision sont fortement réduits sur ces dalles, la perception des couleurs étant modifiée selon le positionnement du photographe. Quand on sait que les bonnes imprimantes personnelles ou les tirages de qualité réalisés par des les labos dépassent localement le sRGB, on comprend que l'ordinateur portable est le maillon faible de la chaîne de traitement.
Une chose qui m'étonne toujours est de voir des photographes pros travailler sur des MacBook Pro 15" ou 17", dans l'illusion qu'il s'agit d'excellents écrans pour la photographie (certains mythes ont la vie dure). Cela étant, ils n'ont pas totalement tort, car le gamut des dalles de la dernière génération de MacBook Pro atteint celui de l'iMac : environ 75% de l'AdobeRGB (sachant que le sRGB est environ à 71%). Pour un portable, c'est mieux que bien. Aux angles de vision près (de ce point de vue, la dalle IPS des iMac est excellente), ils travailleront dans les mêmes conditions que sur un iMac. Il leur faudrait rien moins que le dernier Cinema Display 27" pour se hisser péniblement à 83% de l'AdobeRGB. Dans le monde Apple, il n'existe donc aucune dalle à gamut large, alors que dans le commerce il s'en trouve désormais beaucoup, à des prix devenus parfois très accessibles.
Pour les utilisateurs de portables Mac ou PC, l'idéal est de disposer d'un écran secondaire de bonne qualité, ce qui permet de bénéficier de la mobilité et d'un affichage de bonne qualité.
Là, vous allez me dire - et vous n'aurez pas complètement tort - qu'il n'est pas forcément besoin de disposer d'un écran à gamut large pour du traitement d'images quand on n'est pas un graphiste professionnel. Après tout, pourquoi voir des couleurs saturées qu'aucune imprimante ne saura jamais restituer ? À quoi bon investir et transpirer pour obtenir et visualiser des couleurs justes et une gamme de nuances étendue pour diffuser ses images sur des galeries en ligne alors qu'il faudra les convertir en sRGB pour limiter la casse (lire l'article sur la gestion des couleurs dans les navigateurs Internet) ? Et que penser du fait, hélas exact, que l'écran de nombreux visiteurs de sa galerie sera médiocre et non calibré ?
C'est finalement à chacun de fixer son niveau d'exigence, pour lui-même à défaut de pouvoir le faire pour les autres. Si je vous conseille d'investir dans un bon écran à dalle IPS ou PVA (les prix débutent à 200€), je vous suggère à tout le moins de calibrer le vôtre, quel qu'il soit, car les réglages d'usine sont le plus souvent désastreux. Il existe des solutions autour de 100 €, ce qui est à peine le prix d'une batterie et d'un pare-soleil...
L'impression
J'ai entamé il y a quelques mois une série d'articles sur l'impression, le premier opus s'intitulant Impression, mode d'emploi # 1 : les pilotes d'imprimantes. Je la continuerai dans les semaines qui viennent. Au bout de la chaîne de traitement, l'imprimante est un lieu de désespoir, car elle cumule les problèmes. Il lui faut imprimer sur un papier pas toujours adapté, dans une gamme de couleurs plus étroite, une image qui aura souvent transité par des périphériques non calibrés et sans attention particulière à la gestion des couleurs. Dans ces conditions, le désastre est presque garanti, même en faisant appel à un labo professionnel.
Pour peu que le profil de l'imprimante soit connu et corresponde au papier utilisé, bien imprimer n'est guère difficile. Le problème se situe d'abord en amont et n'est résolu que par le calibrage des différents périphériques (scanner, appareil photo et, surtout, écran). Ce n'est pas pour rien que la notion de "chaîne" est utilisée pour évoquer le traitement des images, car comme pour une "vraie" chaîne, sa solidité est celle de son maillon le plus faible.
Je n'en dirai pas plus sur l'impression dans cette introduction, mais j'y reviendrai
Que faire ?
Je n'ai pas écrit cela pour vous désespérer, mais pour tenter d'éclairer les différentes problématiques de la gestion des couleurs. Chacun fait et fera du mieux qu'il peut, selon ses moyens, son ambition et sa volonté de maîtriser son flux de travail. Notez qu'une bonne gestion des couleurs ne demande qu'assez peu de moyens, mais une bonne dose de rigueur et de constance. Ayant fait dans l'à-peu-près jusqu'à il y a quelques années, je sais par expérience qu'on entre dans un autre monde quand on inscrit son flux de travail dans un environnement maîtrisé. Finis les "à quoi bon ?" : tout le projet photographique est tiré vers le haut, avec beaucoup de plaisir en retour.
Après avoir beaucoup parlé de bruit numérique ces trois dernières années, j'ai choisi de placer l'année 2012 sous le signe de la gestion des couleurs. Si vous décidez d'améliorer celle de votre flux de travail, vous devriez trouver sur Alpha-numérique des articles pour vous assister.
Je termine avec un petit teaser : il n'est pas impossible que j'aborde aussi ces sujets dans les prochains numéros de Compétence Photo, et pourquoi pas dès celui du mois de mars. Allez savoir... ;-)
Commentaires
Je suis devenu adepte du RAW depuis bientôt un an après 21 ans passé en photo argentique ou numérique en JPEG.
Je demeure amateur dans le domaine et souhaite y rester, c'est ma passion, pas mon travail !
Je développe sur une solution libre (RawTherapee), même si le dernier salon 2011 de la photo à Paris et notamment la conférence de Patrick sur le format RAW a bien failli me faire passer à Lr.
J'attends avec impatience ton ou tes article(s) concernant la colorimétrie des boîtiers Alpha et la calibration du couple appareil/logiciel de développement. Sujet sur lequel je suis encore fragile.
Concernant le développement sur PC portable, je ne suis absolument pas Mac(qué)
Mais lorsque tu dis "Pour les utilisateurs de portables Mac ou PC, l'idéal est de disposer d'un écran secondaire de bonne qualité", connais-tu toutefois des PC portables de suffisamment bonne qualité pour permettre un traitement minimum de l'image pour un amateur (notamment en déplacement) ???
(Je ne demande pas non plus de garanties de pouvoir traiter une image au niveau pro pour un tirage d'expo).
Cela étant, je taquine les utilisateurs Mac, mais j'écris ce commentaire sur un MacBook Air...
J'ai choisis Canon et Lightroom comme point de départ, et très vite adopté le format RAW. J'ai choisis la liberté de l'expression photographique aux standards imposés par la marque. Pas facile au début, de comprendre que le rendu photo n'appartient pas à une marque....
Toutefois, j'ai lu attentivement votre dernier hors série sur le RAW, et la thématique sur la gestion de la couleur n'a pas été abordée comme il se doit.
J’attends avec impatience vos articles sur le sujet et réparer cette erreur.
Gilles T. sera à vos côtés afin d'apporter son expertise sur lightroom, une garantie de plus pour nous utilisateur de ce logiciel.
Bon courage Patrick.
Donc voilà, ça arrive dans les numéros normaux de Compétence Photo (au moins 3) et sur Alpha-numérique. L'application aux boîtiers Sony sera très simple à décliner pour les autres marques. Je demanderai peut-être à des copains Canonistes et Nikonistes de me prêter leurs boîtiers pour universaliser mes exemples. On verra surtout si j'ai du temps...
Néanmoins, l'amateur qui essaie le RAW est souvent frustré par le rendu fade des images.Ils comparent souvent ce rendu au rendu plus plaisant des jpeg.
Je pense qu'il aurait été utile d'y consacrer 1 page (sans rentrer dans le détail des profils icc, espace et modèle colorimétrique etc).
Le RAW demande que le photographe interprète la scène et ne confie pas cela au boitier, contrairement au jpeg.Le jeune photographe a besoin de le savoir d’emblée.
Cela aurait pu faire une belle conclusion.
Pour autant, votre travail de rédaction est formidable que je suis depuis peu. Votre initiative sur le RAW était la bienvenue.
J'attends avec impatience le sujet sur la couleur. Savez vous si cela sera un hors série?
En attendant bon courage à toute l'équipe.
Cyril
Je ne pense pas qu'il y aura de hors série sur la gestion des couleurs. Ça fait partie des sujets importants, mais pas très "glamour" : je doute qu'un hors série sur ce sujet s'arrache comme des petits pains, alors qu'inséré dans un numéro normal, il a sans doute plus de chances d'être lu. C'est en tout cas le pari qu'on a fait. Si, à l'issue de ce que nous avons prévu de publier, il y a une demande forte pour développer encore plus le sujet et aller jusqu'à 132 pages, nous aviserons...
Je possède un Lenovo W520
Donc le potentiel est bon, mais il faudrait sans doute le calibrer. Ça permettrait d'une part d'avoir des couleurs justes (car gamut large ne signifie pas que la calibration est bonne par défaut, ce qui est rare). Une fois calibré, envoyez-moi le profil par mail et je le tracerai. Ça permettra de le situer par rapport au sRGB e à l'AdobeRGB.
j'ai choisi un "point blanc pour l'ecran" D65 et "une réponse de ton (gamma)" 2.2
C'est ce qui se met par défaut bien que je ne sache pas ce que cela veut dire...
En tout cas merci de votre aide. Vos post m'aident à mieux comprendre ces domaines qui sont pas toujours facile a assimiler.
Sinon, D65 et Gamma 2.2 sont de bonnes valeurs par défaut.
Voici une double visualisation du gamut de votre écran sur la base du profil du dernier calibrage :
C'est un très beau gamut pour un portable : il couvre près de 80% de l'espace Adobe RGB.
Il est peut-être possible d'aller encore plus loin, mais pour le savoir il faudrait tenter un calibrage avec une sonde externe, par exemple la i1 Display Pro ou la toute dernière Spyder 4, si vous avez quelqu'un dans votre entourage qui en possède une. Sinon, vous pouvez vous contenter de la sonde intégrée, le résultat est très satisfaisant.
Cela pourrait être intéressant de savoir comment interpreter ces graphiques dans le détail.
Merci
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